Avec sa robe en soie imprimée, son sac Vanessa Bruno, ses escarpins de marque et son iPhone 5, voici une quadragénaire qui n’a rien d’une nécessiteuse. Et pourtant, cette femme volubile et charmante se plaint constamment de la baisse de ses moyens. Qu’elle n’accepte pas et veut compenser à tout prix. Alors non seulement, en pro des bonnes affaires, elle recherche les tarifs les plus compétitifs sur Internet, mais, depuis peu, elle échange aussi son appartement pour continuer à s’offrir des vacances à l’étranger, renouvelle sa garde-robe dans les dépôts-ventes ou déniche sur eBay ou Leboncoin.fr des objets d’occasion. Tout en privilégiant la qualité.
Comme elle, des millions de Français sont en train de changer leurs habitudes. Sans vraiment avoir le choix. La crise persistante et le recul durable du pouvoir d’achat – avec une baisse de 1,6 % encore, en 2013, selon le Bipe -, bridé par la stagnation des salaires et la hausse des charges, ont cassé l’envie de consommer. Avec, souligne Philippe Moati, coprésident de l’Observatoire société et consommation (Obsoco), l’impératif de ” réviser le modèle des Trente Glorieuses “.
Fini, le paradis perdu de l’hyperconsommation, où les revenus et les achats augmentaient de concert à un rythme frénétique! Aujourd’hui, après un réveil douloureux, l’heure est à l’adaptation. Sans pour autant renoncer à se faire plaisir. Un bouleversement que la sociologue américaine Juliet B.Schor a analysé dans son livre La Véritable Richesse. Une économie du temps retrouvé, affirmant que ” pour vivre heureux, il faut consommer moins mais mieux “. A ce jeu, les Français ne sont pas les derniers, s’adonnant désormais, comme Monsieur Jourdain, sans le savoir, à la ” consommation collaborative ” : des pratiques originales, comme la location ou l’échange entre particuliers, le partage ou encore l’achat groupé.
AFP PHOTO / ANNE-CHRISTINE POUJOULAT
Via les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap), le consommateur s’engage dans la durée vis-à-vis des maraîchers.
Qui l’eût cru ? En moins de cinq ans, les Français, déjà rois du consommer malin, se sont convertis en nombre à ces ” nouvelles valeurs axées sur la durabilité, la proximité, l’écologie ou la responsabilité “, selon Edouard Dumortier, cofondateur du réseau social ILokYou et auteur d’un livre blanc sur l’économie collaborative. Sans même un regret pour leurs anciens excès, ils ont redécouvert ces modes d’échange souvent vieux comme le monde, qui enregistrent un essor fulgurant : désormais, 1 Français sur 2 les plébiscite.
Loin d’être uniquement réservées à quelques hurluberlus en salopette ou à tunique à fleurs fabriquant leur compost, ces pratiques se développent tous azimuts. Et dans toutes les couches de la société. ” La crise de 2008 a rendu légitime la baisse des dépenses, sans que cela entraîne une dégradation dans l’échelle sociale “, analyse Raffaele Cicala, directeur général du groupe LaSer. Des plus jeunes aux plus âgés, des plus riches aux moins fortunés, tous foncent sans complexe sur l’achat d’occasion – selon Cetelem, ils seraient 63 % à donner une seconde vie aux objets – et se groupent pour payer moins cher des produits high-tech, de l’électroménager et, bientôt, du gaz, à l’initiative de l’association Que choisir.
“Nous changeons de paradigme. Même si le pouvoir d’achat s’améliorait, les choses ne redeviendraient jamais comme avant.”
Autre phénomène, le succès de la location d’objets témoigne d’un nouveau rapport à la propriété. Quoi de plus inutile, en effet, que de s’offrir une shampouineuse pour nettoyer sa moquette une fois par an ou un appareil à raclette, sorti du placard les trois mois d’hiver ? Le partage est également au coeur de ce bouleversement, alliant la recherche d’économies avec le besoin de convivialité.
Le libre-service pour les vélos et les autos (Vélib’ ou Autolib’) est entré dans les moeurs, tandis que le covoiturage explose, avec près de 3 millions d’adeptes : BlaBlaCar propose ainsi de partager un véhicule pour effectuer un Paris-Reims pour 12 euros ou un Paris-Lille pour 17 euros! Si ce phénomène a pris une telle ampleur, c’est bien sûr grâce à Internet, qui, après avoir permis la comparaison des prix et des services, est devenu le lieu de rencontre privilégié pour s’associer, repérer la bonne occasion, échanger son appartement ou s’essayer au troc. Lancé en 2006, Leboncoin.fr est ainsi devenu l’un des sites les plus consultés par les Français.
Pas fans de frugalité, mais ” consomm’acteurs “
Pourquoi un tel engouement? Après tout, les consommateurs auraient pu peser davantage sur les distributeurs traditionnels pour obtenir des prix cassés. Et faire le gros dos en attendant des jours meilleurs. En réalité, depuis la crise de 2008, le désenchantement est tel qu’une simple baisse des prix n’est plus suffisante. ”
La gratuité, riche idée!Mieux que la dépense, l’échange. L’Homo oeconomicus du XXIe siècle, un peu moins cigale et un peu plus isolé, redécouvre cet acte fondateur des sociétés primitives. Entrée dans les moeurs pour s’offrir des vacances de rêve (l’échange d’un appartement parisien ou d’une maison dans le Sud contre un loft à New York fait fureur), la formule s’est étendue au troc d’objets, grâce à des sites comme
Myrecyclestuff ou
Consoglobe. Portées par le refus du
gaspillage, d’autres plateformes ont émergé (
Recupe.net,
Donnons.org) qui encouragentle don entre particuliers. “Face à la crise et à l’impuissance de l’Etat, les Français sont en quête de nouvelles solidarités “, analyse Raffaele Cicala, directeur général de LaSer. Et celles-ci ne se vivent pas seulement sur la Toile : les apéros-troc ou ” troc-partys ” essaiment un peu partout. A Montreuil (Seine-Saint-Denis), un groupe de voisins a lancé en 2007 une journée ” zone de gratuité”: “Donnez ce que vous pouvez, prenez ce que vous voulez “, voilà pour le principe. Succès immédiat : “Les gens apportent desobjets pour partager, pas pour se débarrasser. A la fin de la journée, il reste à peine quatre cartons pleins “, raconte Vito Marinese, l’un des initiateurs. Quatre éditions plus tard, l’idée fait des petits en région. Plus structuré, le réseau des Accorderies, importé du Québec en 2011, avec le soutien de la Fondation Macif, permet d’échanger des services : une heure de bricolage contre un cours de piano, par exemple. On ne consomme plus, on rencontre. Un vrai besoin
à l’heure où 35 % de la population vit seule.
La méfiance, la peur de se faire avoir, le dégoût pour les embrouilles financières, l’accumulation des problèmes sanitaires les ont poussés à consommer autrement et mieux “, souligne la sociologue Danielle Rapoport. Du coup, ces ” serial acheteurs ” ont dû changer leurs habitudes. ” De ce point de vue, la crise a été plutôt salutaire, en remettant en question certains achats superflus “, ajoute Philippe Moati. Face à l’explosion continue des dépenses contraintes – logement, essence, chauffage, téléphonie -, les Français ont décidé de prendre les choses en main. Et de s’offrir le luxe de consommer sans mauvaise conscience.
Avec le sentiment que l’échange, voire le don, procure autant, sinon plus, de satisfaction que l’achat compulsif. Et, surtout, ” de la réassurance face à un modèle qui a montré brutalement toutes ses limites “, observe Edouard Dumortier. De quoi ” troquer le pouvoir d’achat contre le pouvoir d’agir “, dixit Danielle Rapoport, afin de retrouver un peu d’optimisme.
Il ne faut cependant pas tomber dans l’angélisme. Malgré ces aspirations, les Français n’ont pas renoncé à consommer. Leurs nouveaux engagements – sincères – ne les empêchent pas de poursuivre le même but : préserver leur niveau de vie. Philippe Moati le constate : nous n’en avons pas fini avec l’hyperconsommation. Certes, nos concitoyens montrent moins d’appétence pour la surabondance – ils ne sont plus ” hypertentés par les hypers “, résume un distributeur – et rejettent les promotions d’un autre âge, comme ce lot de 16 bouteilles de soda ne faisant économiser qu’une poignée de centimes.
Pourtant, ces repentis du blingbling et du gaspillage mettent la même frénésie à échanger leur maison ou à partager leurs outillages, à acheter leurs légumes dans les Amap, à dévaliser les friperies ou à traquer le gratuit qu’autrefois lorsqu’ils faisaient déborder leurs chariots de courses. Ceux qui espéraient la fin de la société de consommation en sont pour leurs frais. Pétris – ou pas – de bons sentiments, les Français ne se sont pas convertis à la frugalité. Simplement, ils deviennent ” consomm’acteurs “, comme l’écrit Rachel Botsman, auteur du best-seller What’s Mine Is Yours (Ce qui est à moi est à toi).
Une attitude ambiguë que n’ont pas encore complètement décodée les industriels et les distributeurs. Ces derniers oscillent encore entre une offre convenue de soldes et promotions en tout genre et la tentation de récupérer ces nouvelles habitudes à leur profit. Si certains continuent à ne proposer que des prix bas – notamment les hard discounteurs, en chute libre -, d’autres commencent à s’adapter.
REUTERS/Jacky Naegelen
Le libre-service pour les vélos et les autos (ici, Autolib’, à Paris) est entré dans les moeurs.
Aux prix serrés, indispensables, ils ajoutent davantage de proximité (produits locaux) et de qualité. Comme Leader Price, qui renouvelle depuis quatre ans son partenariat avec Jean-Pierre Coffe. ” Ce n’est même plus une question d’argent. Les Français veulent consommer mieux. Et Coffe incarne bien notre volonté de monter en gamme “, explique Tina Schuler, patronne de l’enseigne. ” Quel paradoxe! s’étonne de son côté Serge Papin, PDG de Système U. Moins ils ont d’argent, plus ils deviennent exigeants ! ”
La revanche de l’usage sur la propriété
Pour les retenir, certaines enseignes vont plus loin. Decathlon organise ainsi deux fois par an le Trocathlon, vente d’équipements d’occasion. Système U loue de l’outillage et Intermarché, du high-tech. Ce n’est pas fini : Serge Papin, par exemple, envisage d’organiser des bourses d’échanges dans ses supermarchés ! Et pour être en adéquation avec la nouvelle philosophie ambiante, Monoprix organise des récoltes de vêtements pour Emmaüs.
Des offensives de charme en attendant la reprise ? Certainement pas : il ne faut plus compter sur un avenir radieux et débridé de la consommation. Pour Moati, ce chamboulement des valeurs est structurel. “Nous changeons de paradigme. Même si le pouvoir d’achat s’améliorait, les choses ne redeviendraient jamais comme avant “, renchérit Danielle Rapoport. Une évolution qui pourrait, un jour, déboucher sur une révolution : la revanche de l’usage sur la propriété. De quoi satisfaire les pourfendeurs du matérialisme, comme Alain Souchon, qui fustigeait, dans Foule sentimentale, ceux qui nous font croire ” que le bonheur c’est d’avoir de l’avoir plein nos armoires “. Bien compris : on ne nous infligera plus ” des désirs qui nous affligent”…